vendredi, septembre 12, 2008

Discussion entre Canetti et Adorno

Extrait d'une discussion radiophonique qui a eu lieu en 1962 entre Elias Canetti et Theodor Adorno, publiée dans Elias Canetti, Die gespaltene Zukunft (Hanser Verlag, 1972). Ma traduction, à laquelle je vais sans doute apporter des corrections ultérieures car elle est encore au stade illisible comme vous pouvez le constater, est celle de la traduction anglaise parue dans la revue Thesis Eleven, Vol 45, no. 1 (1996).

Adorno: Je sais que sous plusieurs aspects, vous différez fortement de Freud et vous êtes très critiques envers lui. Sous un aspect méthodologique, cependant, vous êtes certainement en accord avec ce sur quoi il a souvent mis l'accent, surtout quand la psychanayse en était encore à son stade de formation et n'était pas encore devenu quelque chose de complètement réifié, c'est qu'il n'avait aucune intention de rejeter ou de contester les résultats des autres sciences établies, mais il voulait ajouter à ce qu'elles avaient négligé. Il considérait cette négligence, et les causes de cette négligence, comme extrêment essentielles puisque cela possède un caractère crucial de la vie humaine en commun, comme c'est justement le cas pour vous. Vous pourriez, je crois, élucider cela au mieux par l'importance centrale que la question de la mort joue dans votre travail, comme dans celui des travaux anthropologiques, au sens large, aujourd'hui. En rapport précisément à ce complexe de mort−si vous me permettez de m'exprimer de manière si pompeuse pour un fait aussi simple−vous pourriez doonez à nos auditeurs une idée, un modèle de ce qu'est effectivement cette dimension négligée, et quels aspects dans l'expérience de la mort, par exemple, ont une valeur particulière pour vous. Ainsi nous pourrions bénéficier d'un aperçu fructueux de votre méthode et reconnaître que ce n'est pas seulement le problème de ce qui est plus ou moins reflété, mais des dangers de l'acceptation sans questionnement, ce dont vous voulez nous rendre conscient et le diffuser dans l'esprit des Lumières.
Canetti: C'est, je crois, tout à fait exact que la considération de la mort joue un rôle majeur dans mes investigations. Si je devais donner un exemple de ce à quoi vous avez référé, alors ce serait la question de la survie, qui selon moi a été très insuffisament considérée. Le moment où un être humain survit à un autre est un moment concret, et je crois que l'expérience de ce moment a des conséquences très profondes. Je pense que cette expérience est recouverte par la convention, par ce qu'on devrait ressentir quand on fait l'expérience de la mort d'un autre être humain, mais derrière cela, un certain sentiment de satisfaction reste caché. Et de ce sentiment de satisfaction, qui peut même être un triomphe−comme dans le cas d'un combat−quelque chose de très dangereux peut survenir si le fait arrive à plusieurs reprises et qu'une accumulation se produit. Ces expériences de la mort d'un autre homme qui s'accumulent dangeureusement sont, je crois, un germe essentiel du pouvoir. Puisque vous parlez de Freud−je suis le premier à admettre que son approche innovative des choses dans laquelle il ne s'est jamais laisser distraire ou affoler, m'a profondément marqué dans mes années de formation. Maintenant, évidemment, je ne suis plus convaincu par certains de ses résultats et je me dois de m'opposer à certaines de ses théories. Mais pour sa manière d'approcher les choses, je conserve toujours un profond respect.
Adorno: Précisément, sur ce point que vous venez de soulever, je voudrais rappeler qu'il y a une forte convergence entre nous. Dans La dialectique de la raison, Horkheimer et moi avons analysé le problème de l'auto-préservation, l'auto-préservation de la raison, et nous avons découvert dans le processus que ce principe d'auto-préservation qui trouve sa première formulation classique dans la philosophie de Spinoza, et que vous appelez selon votre terminologie le moment de survie, c'est-à-dire la situation de survie dans le sens précis où cette motivation d'auto-préservation devient “sauvage”, efface toute relation avec les autres et se transforme en force destructrice. Vous ne connaissiez pas notre travail et nous ne connaissions pas le vôtre. Je crois que notre accord sur ce point n'est pas le fait du hasard, mais indique ce qui est devenu pointue dans la crise de notre situation contemporaine qui est après tout cette crise d'une auto-préservation sauvage, une survie sauvage.


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